Introduction

LÉON TUTUNDJIAN,
POÉTIQUE DU VIVANT ET DU COSMOS

par Marie Deniau

Il « anticipe », il « devance », il « préfigure », il « donne l’exemple », il « ouvre la voie », c’est un « précurseur », un « pionnier », un « maître », autant de termes forts qui émaillent de façon frappante les rares textes sur Léon Tutundjian, et tout particulièrement la monographie de référence écrite en 1994 par l’historienne de l’art Gladys Fabre.

Cet artiste a donc pris une part active dans les inventions artistiques de son temps et a produit une œuvre singulière – parfois étonnante – qu’il faut à présent remettre en lumière et offrir aux publics.

Certes son nom est de mieux en mieux identifié, et quelques unes de ses œuvres sont régulièrement visibles en galerie, en salles des ventes ou dans de grands musées. Mais un léger parfum de mystère flotte encore autour de Léon Tutundjian. Qui était-il vraiment ? Quelles ont été ses intentions et de quoi était faite sa « nécessité intérieure » ? Comment ne pas être intrigué par ses ambivalences et ses changements radicaux d’orientation ? D’ou vient l’indéfinissable beauté de ses compositions ? Combien existe-il d’œuvres et où se trouvent-elles ?

En l’absence de tout texte de l’artiste, de mémoires, de correspondances, d’interviews, une partie de ces questions n’auront jamais de réponses. Reste l’essentiel : son œuvre résolument moderne, propre à éveiller encore aujourd’hui – chez ceux qui regardent pour « voir » – autant de délectation esthétique que de méditation existentielle.

Poétique du vivant et du cosmos :  introduction à l'œuvre de Léon Tutundjian

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Les chemins de l’exil et de l’apprentissage

Léon Tutundjian nait en 1905 à Amassia en Asie Mineure dans un milieu familial cultivé.
Sa mère est institutrice. Son père enseigne la physique-chimie ainsi que la musique. Le jeune Léon étudie auprès de lui le violon qu’il pratiquera toute sa vie, ainsi que les sciences, pour lesquelles il gardera une grande appétence et qui deviendront source d’inspiration. Il est envoyé à Constantinople pour y poursuivre son éducation primaire et secondaire et s’initie dès cette époque à la peinture à l’Ecole des Beaux-Arts de la ville. Le décès de son père vers 1915 est très certainement lié au génocide dont sont alors victimes les arméniens de l’empire Ottoman. Lui-même, afin de fuir les massacres qui se poursuivent, quitte vers 1921-1922 sa mère, sa sœur, son pays.

Sur le chemin de l’exil, d’abord dans un orphelinat en Grèce où il monte une chorale et un orchestre, puis au monastère arménien de San Lazzaro à Venise, il poursuit des études axées sur les disciplines scientifiques et apprend les techniques de la céramique et de la peinture sur tissu.

Sa vocation d’artiste s’affirmant, il rêve de rejoindre Paris, capitale des arts.
Il y arrive en 1923, ou 1924, et trouve un travail d’ouvrier céramiste. Très vite, il se lie d’amitié avec Ervand Kotchar d’origine arménienne, puis avec le géorgien David Kakabadzé, leur ainé. Ces deux artistes vont avoir une influence considérable sur l’œuvre de Tutundjian, d’une part en l’incitant à fréquenter les lieux et les acteurs de la scène parisienne, et à participer aux débats qui l’animent, d’autre part en lui révélant le potentiel de certains procédés (pulvérisation par aérographe, tamponnage sur soie) et de certaines formes (formes organiques chez Kakabadzé).

Sans titre, 1925, gouache, aquarelle et encre sur papier, 27 x 21 cm
Nature morte aux fruits, 1926, aquarelle, pastel et encre sur papier, 40 x 46 cm, collection privée

Un langage artistique très vite original et aisément identifiable

Le jeune homme se fait d’abord la main en composant sur papier ou sur carton des nus féminins ainsi que de petites natures mortes d’inspiration cubiste. Le trait est plein et quelque peu figé, mais le fond est traité de façon originale. Avant de dessiner, il y applique avec soin des auréoles au lavis ou à l’aquarelle, affirmant déjà sa volonté d’expérimenter.

En 1925-1926, avec ses compositions aux fruits et sa série de visages énigmatiques, il perfectionne sa technique tachiste et développe un dessin plus expressif fait d’un tracé irrégulier, de craquelures et de failles, de réseaux de lignes noueuses, de vaporisations de petits points, parvenant ainsi à traduire en peinture les effets obtenus habituellement avec la céramique (hasards de la cuisson) et la peinture sur soie (aléas des coulées et de l’absorption). Sa palette combine savamment les couleurs chaudes légèrement estompées à des teintes brunes et terreuses plus rustiques. Tutundjian montre dès ce moment son désir de tendre vers un univers poétique, surréel.
Il crée des ambiances psychiques plus ou moins douces, étranges ou agressives.

« La principale caractéristique de l’art de Tutundjian tout au long de sa carrière se dévoile grâce à cette technique tachiste qui sollicite activement le psychisme du spectateur, tout autant que celui du créateur. »

Les visages ténébreux apparaissent, telle la matérialisation d’un rêve. Et dans ces portraits comme dans les natures mortes, la notion de temps est très prégnante. Les regards se perdent au loin vers un futur (ou un passé ?) lointain. Le processus visible de désagrégation des objets et des faces semblent annoncer une nouvelle étape. Mais on ne saurait dire si le mécanisme à l’œuvre est celui d’une désintégration vers le chaos ou au contraire d’une création, émergeant peu à peu d’une confusion originelle.

Sur la même période, Tutundjian réalise un ensemble de collages qui combinent papiers découpés ou déchirés avec des procédés graphiques d’une grande délicatesse : ici des lignes graciles droites ou souples encadrent et positionnent les fragments ; là des lignes ondulantes épousent les contours des déchirures telle la mer le long d’une côte ; ailleurs, un liseré ombré vient souligner les bords des fragments et les unir au fond. Une grande partie de ces assemblages incorporent avec originalité des illustrations extraites de manuels scolaires. De tels éléments ne sont pas là à titre purement formel, apportant un contenu figuratif qui revêt pour Tutundjian une signification particulière. La plupart mettent en avant des moments clés de la civilisation occidentale – progrès techniques et scientifiques – ou des évènements fondateurs de l’histoire de France. Certains se focalisent sur la Révolution française : conquêtes napoléoniennes, et surtout Droits de l’Homme, des sujets tout, sauf anodins, pour le jeune réfugié arménien.

Dans son remarquable ouvrage Collage, l’historienne de l’art Herta Wescher est touchée par « cette interaction subtile d’éléments figuratifs et non-figuratifs », qui donne selon elle « un caractère particulier à ces dernières et très raffinées ramifications des papiers collés cubistes » .

De fait, Tutundjian commence dès lors à développer un langage tout à fait personnel marqué par une indéniable finesse. Sa singularité tient aussi dans une étonnante faculté à enchaîner rapidement les inventions ; à hybrider les esthétiques et les genres ; à mener de front des recherches dans plusieurs sens, en apparence opposés.

L’envol, vers l’intime structure des choses

Durant l’année 1926, il achève sa série de natures mortes, puis s’affranchit de la présence des objets en travaillant simultanément dans différentes directions.

D’abord, se met progressivement en place un vocabulaire géométrique à dominante linéaire. Les petites constructions, composées de droites, de courbes, de triangles, de cercles ou d’arcs de cercle lisses ou crantés, apparaissent déjà bien ordonnées. Mais Tutundjian, renonçant tout juste à la cohérence de la figuration, ressent encore le besoin de les adosser à un échafaudage tachiste, à l’instar de tout artiste qui « en abandonnant la ressemblance, n’est plus sûr de retrouver une logique de la composition convaincante ».

Puis, très vite, décelant les qualités propres des principales composantes – formes géométriques d’une part, formes indéterminées et mouvantes d’autre part – il choisit de les séparer et de travailler à leur plein épanouissement, en exploitant tout leur potentiel. Il les remet ensuite à nouveau en présence dans un dialogue renouvelé.

Ainsi, d’un côté la tâche prend son autonomie. Elle n’est plus un simple amendement au support, elle se déploie en tant que telle, envahissant toute la surface du papier, gagnant en complexité et en densité, et ses couleurs se diversifient. Pour cela, Tutundjian n’hésite pas à puiser dans un vaste répertoire de formes (cellulaires, placentaires, vasculaires, racinées) et de processus (croissance, déformation, métamorphose, engendrement) issus du vivant.

Il s’engage de la sorte – dès 1926 – sur une voie encore très peu explorée, puisque l’art dit « biomorphique », reposant sur « des associations avec le corps humain, le monde de l’inconscient, la nature visible ou encore la microbiologie »  ne voit véritablement le jour qu’à « la fin des années 1920 et ce même si Arp utilisait déjà ce type de vocabulaire dès 1915-1916 ».

Sans titre (ou Tableau de civilisation) c.1925-1926, collage et encre sur papier, 46 x 32,5 cm, collection privée

Sur l’autre voie, menant à un espace cosmique, le langage géométrique s’enrichit avec l’apparition de la sphère comme élément central ; puis à partir de 1927 avec le recours à des aplats noirs évidés qui donnent lieu à de subtils effets de profondeur et de poids/contrepoids ; et en 1928, avec la réalisation d’huiles à la touche veloutée et aux reflets argentés ; enfin en 1929, avec une transposition en trois dimensions dans les reliefs.

Les deux tendances – organique et géométrique – vont de fait coexister sans heurts et même souvent se combiner. Car c’est un parcours d’exploration de tout l’univers – infiniment grand et infiniment petit – qu’entreprend Tutundjian, un itinéraire de connaissance et de méditation sur la structure intime des choses, une rêverie germinative et stellaire sur les mécanismes de vie.

Sans titre, 1926, encre de chine et lavis sur papier, 21,5 x 18 cm, collection privée

Il éprouve la dualité de l’être humain – « mi-prisonnier mi-ailé » – entre lourdeur du corps et mobilité de l’esprit. Il met les choses en mouvement. Il va. Il s’élève et élève le spectateur de degré en degré. Il active les systèmes de forces (gravité, attraction, cinétique), les énergies, les variations de température, les rythmes d’expansion, les jeux complexes d’interaction entre les éléments.

Tutundjian a certainement été un lecteur avide et attentif d’ouvrages traitant de la science des formes et des processus de croissance. Ainsi, le célèbre livre du biologiste et mathématicien D’Arcy Thomson, On Growth and Form, avait ouvert quelques années plus tôt (1917) la voie à des recherches artistiques alliant la rigueur de l’équation et du schéma mathématique à l’émerveillement devant la beauté des formes observées.

Et sa très grande curiosité pour les disciplines scientifiques dans toute leur diversité a été encore stimulée par les avancées de l’astronomie et de la biologie modernes. De même, son regard d’artiste a pu se nourrir des images insolites et fascinantes, issues des nouvelles techniques de reproduction (micro-cinéma, macro-photographie), et qui commencent à faire leur chemin dans les imaginaires.

Mais le but de ce voyage, dans lequel Tutundjian se jette avec hardiesse, n’est certainement pas « de peindre des étoiles gravitant dans l’espace, ou des atomes en genèse de molécules (…), ce serait un autre naturalisme ». Au contraire, il faut pour lui s’en tenir à « utiliser les notions que leur étude a fournies » et à traiter par la peinture des problèmes et des phénomènes hors de la portée des mathématiques. Il s’agit donc d’atteindre les réalités complexes, d’approcher l’essence des choses enfouie sous les apparences, et de rendre cela perceptible par un vocabulaire élémentaire, à ambition universelle.

Dans cette perspective, chaque dessin, chaque toile, chaque relief, doit être reçu non comme une illustration, mais comme un témoignage, celui d’un artiste en voyage. Et ils peuvent être vus comme autant d’instantanés réalisés par l’explorateur à chaque station ; autant de petits mondes révélés en un langage simplifié et dans lesquels le regard peut circuler sans discontinuité ; des mini-cosmos, en quelque sorte, en activité et en expansion.

Sans titre, 1926, gouache sur papier, 22,2 x 28,2 cm, collection privée

Un travailleur acharné et estimé

La deuxième moitié des années 1920 représente pour Léon Tutundjian une période particulièrement intense, certainement la plus féconde de sa carrière, sur le plan de la création comme sur celui des relations et des manifestations.

Bien sûr, il étudie et met en application les enseignements de ses aînés, notamment Kotchar et Kakabadzé déjà cités, ainsi que Klee et Kandinsky. Mais sa façon d’aborder plusieurs tendances simultanément et d’enchaîner les cycles de création ne sont certainement pas le symptôme d’une propension au suivisme ou à l’indécision. Au contraire, Tutundjian – plutôt décrit comme impérieux, têtu et fier – est un homme d’une grande exigence qui avance avec persévérance en faisant preuve d’un authentique esprit d’innovation. Au-delà de la question réductrice des influences, s’ouvre ainsi l’idée d’un dialogue – direct et indirect – entre sa démarche et celle d’autres acteurs de l’avant-garde.

A cette époque, malgré le dénuement matériel que connaissent beaucoup d’artistes, et l’incompréhension que suscite encore l’art abstrait, il se consacre totalement à un travail acharné. Témoin d’une imagination foisonnante et d’une grande maîtrise technique, son œuvre sur papier est considérable tant par l’ampleur de sa production – près de 1000 dessins de 1925 à 1928 – que par la richesse des développements graphiques faits de variations ininterrompues.

Le jeune artiste a-t-il été parfois pris de vertige devant le nombre inépuisable de formes et de rythmes, et l’infinie déclinaison des possibles ? Faut-il considérer son ardeur dans le travail graphique comme une entreprise de désacralisation de l’œuvre, en la « répétant » à l’infini ?

Toujours est-il que Tutundjian ne se contente pas d’une combinaison qui ferait office de « résultat acquis, de parachèvement, de conclusion ». Il se remet sans cesse à l’ouvrage, diversifie son vocabulaire, et entreprend de le transposer sur d’autres support : toile, relief et même verre.

Ses reliefs sont l’aboutissement en trois dimensions de ses recherches. Il atteint avec eux un nouveau degré d’expressivité.

Sans titre, 1928, encre de chine sur papier, 30 x 21,5 cm

Les moyens plastiques sont réduits à l’extrême : sans être (revendiqués comme) des rebus récupérés, les matériaux choisis sont pauvres – bois et métal ordinaires – ; le format est restreint ; les teintes sont neutres voire ternes ; seules quelques formes élémentaires, souvent modulaires, sont employées. Et pourtant l’expression est riche et agit avec force. Tutundjian exploite au maximum les procédés d’opposition, il joue avec les effets d’ombre et de lumière, avec le plein et le creux des coupoles inversées, le vide des anneaux et la masse des cylindres, il oppose aussi le rythme des volumes circulaires à celui des lignes. Il insuffle ainsi équilibre et dynamique à la composition. L’espace ainsi formé est ouvert sur l’extérieur, et semble pourvu, tel l’univers, d’une force d’expansion, déjà activée par le débordement des tiges.

Dans leur totalité, ces sculptures murales, bien que de petites dimensions, acquièrent un aspect monumental qui s’impose au regard.

De telles facultés, et une telle audace ne passent pas inaperçues. Elles vont permettre à Tutundjian d’être repéré, d’acquérir l’estime et même l’admiration de ses pairs, et lui ouvrir l’accès à plusieurs manifestations et publications avant-gardistes en Europe.

Hélion, ami très proche et témoin incontournable, raconte :

« L’exposition à la galerie Bonaparte en 1929 a fait une violente impression sur le petit monde de personnes que tourmentait un art nouveau (…). Sa peinture de lignes minces et de dégradés subtils semblait peindre un cosmos, un mode de sphères oscillant sur leurs trajectoires. Cela avait une autorité extraordinaire. (…) Léon Tutundjian parlait admirablement un tout autre langage (…). C’était ça l’autre vérité que j’avais longtemps cherché à découvrir. »

Vient le temps du manifeste théorique

En 1930, Tutundjian, Hélion, Carlsund et Wantz se joignent à Van Doesburg pour créer un groupe ainsi qu’une revue intitulés Art Concret. Leur projet s’inscrit dans une série de tentatives – création de groupements d’artistes, publication de manifestes et de revues – visant à faire mieux connaître l’art abstrait qui fait encore à l’époque l’objet d’attaques virulentes.

Art concret présente un programme radical qui entend définir pour l’art non figuratif des bases rigoureuses. Il exclut de l’œuvre à la fois toutes références aux données formelles de la nature et tout recours au mode intuitif de composition, afin de la construire entièrement à partir d’éléments purement plastiques et de méthodes exactes : calcul ; relations numériques entre les composants ; répétition d’éléments modulaires. La sensibilité, l’émotion, le rêve, le lyrisme, la sentimentalité, la fantaisie, le mystère, l’intime sont prohibés. Le tracé, de même que la sculpture, doivent être délivrés de la psychologie de l’auteur. L’objectif étant que l’œuvre puisse revêtir un caractère universel, il s’agit de « trouver dans l’art des invariants comme il y a des lois dans les sciences ».

De fait, Léon Tutundjian a certainement été séduit par l’idée d’« apprendre du mathématicien à éliminer, à écarter et à ne conserver que l’essence pour rejeter le particulier et sacrifier l’accessoire », idée avancée, là encore, par le biologiste et mathématicien D’Arcy Thompson, tout en croyant avec lui que : « c’est justement dans la rigueur que réside une infinie liberté ».

Et, c’est dans l’année qui précède la formation du groupe qu’il réalise ses reliefs épurés, monochromes (noir ou gris cendré), élaborés à partir d’une grande économie de moyens et de matériaux simples, composés d’éléments en nombre réduit : tiges, coupelles, petits cylindres de bois, anneaux et ressorts en métal.

En plaçant l’une de ces sculptures murales au centre des dix-huit pages que compte la revue Art Concret, les fondateurs ont reconnu la proximité de ces propositions plastiques avec le programme qu’ils affichaient.

Sans titre, 1928, encre de chine sur papier, 16,2 x 11,8 cm, collection privée, Paris

De même, c’est un dessin de Tutundjian presque entièrement conçu sur des bases mathématiques qui figure sur la couverture du catalogue de l’exposition ESAC au Musée Stedelijk d’Amsterdam en 1929.

Couverture du catalogue pour l’exposition ESAC au Stedelijk Museum, Amsterdam en 1929.

Cependant, les membres d’Art Concret ne créent alors que très peu d’œuvres qui répondent effectivement à la théorie énoncée. Ils ont conscience de cette distorsion entre, d’un côté l’ascèse passionnée de leur manifeste et, de l’autre, les aspirations profondes qui les animent intérieurement. Qui plus est, une telle orthodoxie tend à les isoler des autres artistes non figuratifs. Hélion ironisera des années plus tard :

« Nous voulions en faire quelque chose de tellement pur que nous éliminions presque tout le monde (…).
Van Doesburg était déjà fâché avec tout le monde ».

Sans titre, 1927, gouache et encre de chine sur papier, 27 x 31 cm, collection privée

Une étrange beauté

Ainsi, même si Léon Tutundjian se rallie, avec Art concret, à une entreprise déclarée de rationalisation de l’art, toute son œuvre est dotée d’une charge émotionnelle et d’une dimension onirique qui intriguent et qui captent le regard. Et c’est tout particulièrement sur cette dualité entre construction stricte, orthogonale, et présence d’une réalité autre, poétique et mystérieuse, que se fonde la beauté énigmatique de ses œuvres.

Comment ne pas être légèrement déstabilisé par la vue de cette forme organique, à la fois finie et en devenir, baignée d’une clarté sidérale et qui, semblant ressortir d’un rêve, flotte dans l’espace, prise dans la trame de l’éther ? D’un blanc laiteux, elle suggère la courbure douce et rassurante d’un corps féminin, évoqué sous une forme archaïque, telles les Vénus du paléolithique. A l’opposé, l’imprécision de son côté gauche, légèrement occulté, suscite le trouble. Assiste-on à l’effacement de la chose, comme absorbée par son environnement, ou au contraire à l’expansion d’un organisme en voie de formation ? Quant à la rencontre avec un cercle rouge finement tracé, elle annonce la possibilité d’une jonction entre formes construites, prédéterminées, et formes rêvées, indéterminées. Mais, telle une éclipse, la rencontre risque d’être de courte durée. Les deux corps célestes se trouvent mis en présence, sur le même axe. Rien ne permet de dire que cela est stable et durable.

Comment ne pas être pareillement émerveillé devant cette forme étirée à la fois simple et majestueuse, toute couverte d’un réseau de fibrilles grisées, formant abri protecteur pour de délicates cellules ? Composée à l’horizontale, la mise en scène a quelque chose de calme et d’apaisant. Elle est toutefois animée d’une réelle vitalité, et d’un mouvement lent, presque imperceptible, produit tant par l’activité ciliaire ininterrompue, que par la poussée de l’épais cercle noir. La forme est accompagnée dans son inéluctable déplacement par des lignes onduleuses et bienveillantes.
Pour toutes ces œuvres, l’impression générale – fascinante – participe d’un équilibre transitoire entre statisme et dynamique, finitude et métamorphose, sérénité et tension.

Sans titre, huile sur toile, 55 x 38 cm, Musée National d'Art Moderne - Centre Georges Pompidou, Paris - Crédit photo : Centre Pompidou, MNAM-CCI, Dist, RMN-Grand Palais / Jacques Faujour

Autant que les visions biomorphiques, les dessins les plus rigoureux sont dotés d’un potentiel d’énergie cinétique et de relations dynamiques entre les formes. Ainsi dans ce système d’apparence strict , la droite – dotée d’un petit globe à son extrémité – se transforme en flèche. Son allure est lente mais sa force, augmentée par l’orientation du triangle, semble irrésistible. Les lignes verticales vont être bientôt percutées. Et l’arc de cercle, pourtant chargé d’une force opposée, n’apparaît pas comme un contrefort capable de contrarier le processus amorcé.

Par là, la démarche de Tutundjian intègre pleinement l’idée développée par Klee « d’un mouvement originel »  et d’une « évidence naturelle à se mouvoir ». Elle fait aussi écho aux travaux d’astronomes de cette époque relatifs à l’inéluctable mouvement des galaxies et au mouvement général d’expansion de l’univers. Elle introduit du même coup dans l’élaboration des formes, dans la peinture, un principe de déroulement temporel et de vitesse. Les images créées, tout en fixant le mouvement, renvoient le reflet d’une étape vers d’autres stades, d’un état momentané entre deux évolutions.

Les formes « comme mues par une puissance interne que l’on n’accorde normalement qu’au domaine du vivant, semblent pouvoir poursuivre leur croissance au-delà de l’instant où elles sont vues ».

Prenant ses racines dans une poétique du vivant et d’un cosmos en constante évolution, cette vision renvoie à la formule du philosophe présocratique Anaxagore : « Rien ne naît, rien ne périt, mais des choses existantes se combinent, puis se séparent de nouveau ». Elle induit peut-être qu’il n’y a donc ni processus de disparition, ni véritable mort, mais des phases de transformation des choses s’enchaînant dans des cycles sans fin. Les formes créées par Tutundjian nous donnent ainsi à éprouver la notion d’infini dans ses deux perspectives : spatiale et temporelle. A l’instar de ce qu’écrit Jean de Loisy à propos des « formes simples », elles « accompagnent et quelquefois signifient la modification de toutes choses et donc aussi le cycle énigmatique de nos vies. (…). Elles sont l’expression des transformations continues de ce qui a existé, existe, existera ».

La sensation d’émotion esthétique est encore renforcée par la capacité de Tutundjian à libérer ses compositions de la pesanteur tout en instillant entre les éléments des rapports de poids et de contrepoids, parvenant ainsi à préserver une parfaite cohérence globale. Dans sa série de « compositions à la sphère », toutes d’une grande élégance, un équilibre surprenant se forme. D’un côté, l’inertie de la sphère qui, malgré son modelé vaporeux, apparaît sombre et massive. De l’autre, l’élan vertical, accentué par le fonds en « escalier », anime l’édifice d’un mouvement d’élévation, vers le domaine du vibrant, du spirituel (?).

Partout chez Tutundjian, les lignes droites ou ondulées « vibrent, à la fois très précises et émouvantes par leur fragilité », comme la corde du violon s’anime sous l’archet. Ainsi, les compositions – fruits d’un ordre rythmé, d’accords et de dissonances étudiés  – semblent pouvoir faire résonner une harmonieuse musique des sphères. Violoniste et peintre ne font alors plus qu’un.

L’art de la synthèse

L’une des clés du langage de Tutundjian se trouve donc dans l’union des formes géométriques et organiques, comme dans la combinaison d’atmosphères rationnelle et émotionnelle, que tant d’autres entendent alors séparer hermétiquement. L’opposition se résume dans la phrase définitive et imagée : « La forme du carré s’affronte à la silhouette de l’amibe ». Plutôt que l’affrontement, Tutundjian, refusant de choisir catégoriquement entre l’esthétique de l’ingénieur et les formes poétisées, entre la construction (scientifique) et l’intuition (plastique), établit un climat d’alliance et de dialectique.

En cela, avec Arp, Miro, Picasso ou encore Giacometti, il fait partie de ceux qui ont ouvert la voie à la synthèse. Tous évoluaient avec une grande liberté à l’égard des cloisonnements et des mouvements constitués : abstraction d’un côté, surréalisme de l’autre.

Son art est un art de l’entre-deux, qui aura une influence immédiate autour de lui. Pour Daniel Abadie, ancien conservateur au Musée national d’Art Modern-Centre Pompidou, « partagé entre la géométrie et le lyrisme, préfigurant avec vingt ans d’avance les découvertes de l’art informel, (son) univers de lignes et de boules qui laissa sa marque dans les premières constructions de Calder, crée un climat intérieur et personnel proche de celui de certaines œuvres du mouvement surréaliste ».

Et Gladys Fabre fait le lien avec d’autres artistes encore :

« L’expression d’une sensibilité à l’immatérialité et au transcendant est commune à Malevitch, Miro, Klein et Tutundjian. Aussi non-représentative soit-elle, cette expression diverge de l’art dit concret et du pur formalisme postérieur en ce qu’elle demeure une transposition sensible d’un référent extérieur à la peinture »

Sans titre, 1929, bois et métal peints, 32,7 x 27 cm

Le vocabulaire issu du vivant, qu’il emploie dès les années 1926-1928, annonce le biomorphisme des années 30, que l’on retrouvera tant dans l’évolution de Baumeister ou de Valmier que dans la période parisienne de Kandinsky ; qui trouvera aussi sa place en Angleterre (avec notamment Moore et Hepworth) ; et qui « jouera un grand rôle dans la définition de l’abstraction américaine ».

Le désir d’un ailleurs et d’un autrement

Tout laisse croire que Léon Tutundjian a repris un travail figuratif au cours de l’année 1929, d’abord sous forme de dessins, et qu’il a renoncé à réaliser des œuvres abstraites dès 1930. Néanmoins, durant encore deux ans, il est étonnamment membre et même fondateur des mouvements les plus opposés à l’art figuratif.

Ainsi, après l’échec d’Art concret du fait de l’impossibilité pour ses fondateurs de donner un écho à leur manifeste, mais aussi pour des raisons financières, et parce que la plate-forme esthétique proposée était trop restrictive, il rejoint le comité directeur d’Abstraction-Création. Ce groupement créé en 1932 sur des bases élargies, autour de la seule idée d’abstraction, réunit toutes sortes de tendances et rassemble une grande diversité d’artistes. Tutundjian entre alors en contact avec de nombreux peintres. C’est aussi dans ce contexte qu’il rencontre Léonce Rosenberg, directeur de l’Effort moderne l’une des galeries les plus reconnues à l’époque. L’opportunité s’offre à lui de s’intégrer définitivement au monde des artistes de toutes nationalités dont Paris est alors le centre.

Mais très vite, le trouble s’installe. Tutundjian, de même que Arp et Hélion, commence à se méfier des conventions et du dogmatisme. Ils ne croient pas aux certitudes de ceux qui pensent avoir atteint une vérité définitive, un point final. « En art, la théorie ne précède pas la pratique » avait déjà écrit Kandinsky. Tutundjian formule, avec quelque humour, une idée très similaire : 

« C’est quand se croit malin qu’on s’apprête à déconner ».

Sans titre, 1927, encre et aquarelle sur papier, 64 x 49,5 cm

Hélion revient longuement dans ses mémoires sur cette période de connivence avec son ami Tutundjian. « Tous les deux », raconte-t-il, « nous allions ailleurs, tandis que les peintres abstraits avec lesquels nous nous sommes liés, eux étaient arrivés et entendaient bien y rester ». Et il ajoute :

« Tutundjian disait ouvertement que nos préoccupations étaient minces, que nous collions à la surface, aux matériaux. Il pensait s’adresser à des dimensions plus profondes ».

Ensemble, ils vont au Louvre. Par esprit de contradiction, autant que par peur de la stérilité d’une pensée qui se fige, ils se sentent « attirés par ce qui était condamné ». Hélion est persuadé que « quelque chose qui s’était passé dans la peinture au temps de Cimabue, Giotto et Raphael pouvait circuler encore à travers la peinture moderne ». Et Tutundjian, dans les lettres qu’il adresse à Léonce Rosenberg en 1933, fait écho à ce type de préoccupations, se souciant de « durabilité technique », parlant de peinture qui fondée sur des « bases théoriques » risquent de « ne pas avoir plus de durée que sa théorie », et évoquant aussi un « abaissement de la qualité valeur ».

De tels questionnements débouchent donc sur une transition d’apparence radicale. Il est d’ailleurs frappant de voir comme ses premières œuvres figuratives sont habitées tant par la symbolique du passage entre des univers et des états différents (portes, tunnels, miroirs, murs percés, formes évidées laissant circuler le regard, geste de transmission d’objets et de franchissement, pierre brute/pierre taillée) que par l’omniprésence d’éléments gréco-romains (colonnades, temples).

Mais il faut remarquer que si Tutundjian étouffe et finit par quitter en 1932 Abstraction-Création, pour orienter entièrement son expression vers la figuration surréaliste, il vit cette évolution plus comme une progression naturelle dans son travail que comme une rupture.

Certes son attention nouvelle à la vie intérieure et aux ressources des individus est un changement majeur. Néanmoins, dans sa peinture abstraite se profilaient déjà toutes sortes d’échos infimes au monde réel et à des « référents extérieurs à la peinture ». Ainsi au niveau formel le glissement s’opère presque en douceur. Le cercle se fait œil, les filaments se font chevelure, les écheveaux de lignes deviennent corde, les sphères se font pommes, les rhizomes se font branches d’arbre, les compositions d’aplats noirs et blancs se font plateau d’échec, les formes placentaires et cellulaires deviennent fruits et pépins.

Et certaines atmosphères, tout en étant traitées de façon littéralement différente, demeurent finalement assez analogues. Les interrogations métaphysiques, les processus de métamorphose et l’esthétique du géomètre, le balancement entre angoisses et apaisement, les rêveries sur le vivant, le rapprochement de mondes a priori opposés sont toujours des thèmes très présents.

Tutundjian entend toujours s’exprimer via un langage à ambition universelle. Mais il change de méthode. Au vocabulaire mathématique et surtout géométrique – sensé déjà échapper aux particularismes des époques, des milieux et des personnes – il substitue une autre universalité, celle d’un propos symbolique développé à partir d’empreintes visuelles et de formes archétypales.

Son changement de cap n’est d’ailleurs pas un fait isolé sur la scène avant-gardiste du moment. Comme lui, d’autres artistes sentent la nécessité de faire évoluer leur travail vers la figuration, de « réviser leurs positions » pour mieux « renouer avec l’humain » et faire face aux réalités sociales et historiques.

Le contexte de crise, le climat d’incertitude et de crainte, la prise de conscience de la montée des dangers, qui marquent les années 1930 expliquent en grande partie de telles réorientations.

Il en résulte dans certaines de ses premières toiles une imagerie angoissante faite d’espaces vides, de créatures grotesques, de masque tombé, de construction à l’abandon, de mains ligotées ou coupées, de visages bâillonnés.
Le masque rouge et grimaçant s’inscrit dans cette veine. La partie droite et le bas, au voisinage d’un arbre mort, sont chancelants, comme atteints par la menace d’un processus de dislocation. La bouche est crispée, les dents sont branlantes, l’œil figé et sans vie semble aveugle, les chairs noircissent ou pourrissent, douloureusement percées par de minces béquilles. Dans un espace plus limité, le haut de la figure offre la quiétude d’un paysage arboré – tel un souvenir à l’esprit. Et l’œil gauche, animé d’un mouvement léger mais ample, est bien ouvert. C’est là une composante transversale à toute l’œuvre de Tutundjian : l’œil ouvert sur l’observation du monde, et le regard, le plus souvent tourné vers un ailleurs. Vers une époque perdue ? Peut-être. Vers un futur incertain ? Assurément. Il écrira lui-même en 1933 :

L’artiste est « l’aimant sensible de l’évolution avenir ».

Sans titre, huile sur toile, 89 x 116,5 cm, collection privée

Un « oubli le plus injustifié »

Au début des années 1930, Tutundjian montre à de rares occasions son nouveau travail et obtient le soutien de Léonce Rosenberg. Mais alors qu’il sera d’un côté privé de la notoriété croissante des mouvements abstraits, puis de leur rayonnement international, il ne s’intégrera jamais non plus au monde des artistes surréalistes. Par la suite, sans galerie attitrée, il exposera peu, et ne vendra que quelques toiles à des collectionneurs ainsi qu’à l’Etat. Il assurera tout au long de sa vie la subsistance de sa famille essentiellement par la fabrication de céramique, utilitaire pendant la guerre, puis décorative par la suite.

Il renouera avec l’abstraction en 1959 pour une nouvelle plongée dans son univers spatio-temporel au croisement des mondes stellaire et cellulaire.
La géométrie s’y fait discrète. Une certaine douceur affleure. Les compositions sont moins strictes mais toujours pleine d’autorité.
L’élan vital n’est peut-être plus le sujet. Pourtant tout se tient, tout vibre et tout frémit.
Le tracé souvent tremblant, l’instabilité du fusain, le rendu pâle et évanescent du pastel que l’artiste privilégie désormais, les pulvérisations vaporeuses, donnent aux choses une fragilité, sous laquelle perce parfois la mélancolie.

L’artiste fait preuve à nouveau d’une grande liberté et ses huiles de l’année 1960 « sont des chefs d’œuvres synthétisant toutes ses recherches présentes et passées ». Enveloppée dans la lumière rouille et or d’un soleil d’hiver, la toile conservée au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris permet l’observation en vue télescopique d’un étrange phénomène. Telle une comète, un corps brun et pierreux, suivi d’une mince traînée rouge, semble avoir pris son envol, en orbite autour d’un amas gazeux qu’une résille désordonnée peine à contenir, comme déstabilisée par un vent cosmique.

Durant cette décennie, diverses manifestations redonnent à son œuvre un peu de visibilité. Dès 1957, il participe à l’exposition Art concret à Stockholm. L’année suivante, la galerie Collette Allendy expose à Paris son travail des années 1920 et remporte un succès d’estime. Puis, en 1964, à l’occasion de l’exposition 50 ans de Collage au Musée de Saint-Etienne et, peu après, avec la sortie de son ouvrage de référence Collage, l’historienne de l’art Herta Wescher lui consacre un beau focus. Enfin en 1966, la galerie Yvon Lambert présente à trois reprises son abstraction, celle des années 20 dans une exposition Art concret avec Hélion et Arp et au Salon Grands et jeunes d’aujourd’hui, ainsi que son travail récent lors d’une exposition personnelle. Le jeune galeriste obtient dans la presse quelques critiques très favorables et son initiative déclenche de nouvelles collaborations (participation à l’exposition Zero Point organisée par le poète et critique Imre Pan ; participation à un numéro spécial de la revue de poésie Strophes).

L’œuvre de Léon Tutundjian ne reprendra vraiment vie… qu’après sa mort, en 1968.

En effet, l’intérêt des musées est désormais relancé, et des œuvres représentatives des années 1926/1930 apparaissent régulièrement dans des manifestations artistiques d’envergure nationale et internationale (voir liste des expositions posthumes page 42). L’historienne de l’art Gladys Fabre joue dès 1978 un rôle déterminant dans ces démarches contre un « oubli le plus injustifié ».

Après son décès, son atelier fut dispersé au cours de plusieurs ventes publiques organisées par Maître Robert à Paris ; de nombreuses œuvres furent acquises, de façon fragmentée, par des particuliers ainsi que par des marchands, sans qu’aucun n’en fasse une réelle spécialité, à l’exception de la Galerie Basmadjian, aujourd’hui disparue.
Depuis ces ventes publiques, quelques collectionneurs déterminés se sont efforcés de localiser et de réunir un ensemble représentatif d’œuvres de Léon Tutundjian, une première étape nécessaire pour pouvoir, dans un deuxième temps, les montrer au public.

C’est ainsi, qu’à la FIAC en 1994, la Galerie de France, dirigée par Catherine Thieck, put présenter un exceptionnel « one man show » de Léon Tutundjian. Cette exposition fut une grande réussite, tant par la qualité et l’abondance de la couverture presse que par l’intérêt des collectionneurs.

Simultanément, Gladys Fabre publiait, aux Editions du Regard, avec le mécénat de Martine et Alain Le Gaillard, la première et unique biographie sur Léon Tutundjian, livre de référence sur l’ensemble de sa création artistique.

Sans titre, 1928, gouache sur carton, 24,5 x 32,8 cm, collection privée

Depuis, la galerie Alain Le Gaillard et la galerie Le Minotaure, à Paris, ainsi que la galerie Proun à Moscou, ont pris le relais, en organisant des expositions, avec catalogue, en France et à l’étranger.

Mais l’œuvre de Léon Tutundjian continue de souffrir d’un déficit de notoriété, et son étude reste souvent limitée aux seuls spécialistes des années 1920/1930.

Il fallait donc créer des outils, à la fois souples et solides, capables d’impulser une dynamique durable, afin de faire connaitre la spécificité de l’œuvre de Léon Tutundjian et de mettre en valeur toute son ampleur. La mise en place d’une fondation, d’une association et d’un comité vont répondre à cet objectif en élargissant et en mobilisant le cercle des amateurs et des collectionneurs passionnés.

Ces personnes vont joindre leur voix et leur action aux mots – pleins de conviction – que Jean Hélion adresse à Léon Tutundjian en 1958 :

« Je me souviens toujours de notre rencontre vers 1929, et de l’extraordinaire avance que tu avais, dans ton esprit, comme dans tes œuvres, sur ceux de notre génération. Tu as impressionné et influencé plus d’un artiste, aujourd’hui bien connu, comme Calder, par exemple qui t’admirait énormément (…). Van Doesburg parlait de toi dans les termes les plus élogieux (…). Carlsund, bien d’autres, autour de ton exposition de 1929 à la Galerie Bonaparte, te considéraient comme un maître. Herbin t’aimait particulièrement. Je ne peux pas comprendre que tous ces gens – ceux qui survivent – maintenant célèbres, ne soient pas indignés de l’oubli dans lequel ton nom est tombé. Je le suis. Sans doute as-tu fait, comme moi-même, ce qu’il fallait pour cela ».

Peut-être Hélion fait-il référence à ce tempérament de Tutundjian qui le rendait imperméable aux compromissions ; à son exigence tant envers lui-même qu’envers les autres ; à son principe lui commandant de ne pas commenter ses œuvres ; à son caractère discret dans les réunions ; ou encore à son incapacité morale à « manœuvrer » pour se mettre en avant. A l’appui de cela, on se souviendra que Tutundjian ne figure même pas sur l’unique portrait de groupe qui immortalise la création d’Art concret, ayant choisi de s’effacer en prenant lui-même la photo !

Dix ans plus tard, apprenant la mort de son « vieux compagnon », Hélion réitère en écrivant dans son journal : « Quelle belle rétrospective à faire ».

Sans titre, 1929, huile sur toile, 65,5 x 81 cm, collection privée